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se gonfla du désir de l’emmener avec moi sur les routes.

Le lendemain je le revis, comme il sortait de l’école ; le surlendemain je lui parlai ; — quatre jours après il quitta tout pour me suivre. — Je lui ouvris les yeux devant la splendeur de la plaine ; il comprit qu’elle était ouverte pour lui. J’enseignai donc son âme à devenir plus vagabonde, — joyeuse enfin, — puis à se détacher même de moi, à connaître sa solitude.

— Seul, je goûtai la violente joie de l’orgueil. J’aimais me lever avant l’aube ; j’appelais le soleil sur les chaumes ; le chant de l’alouette était ma fantaisie — et la rosée était ma lotion d’aurore. Je me plaisais à d’excessives frugalités, mangeant si peu que ma tête en était légère et que ma sensation me devenait une espèce d’ivresse. J’ai bu de bien des vins depuis, mais aucun ne donnait, je sais, cet étourdissement du jeûne, au grand matin ce vacillement de la plaine, avant que, le soleil venu, je ne dorme au creux d’une meule. —

Le pain que je portais avec moi, je le gardais parfois jusqu’à la demi-défaillance ; alors il me semblait sentir moins étrangement la nature et qu’elle me pénétrait mieux ; c’était un afflux du