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Je songe à toi, Ménalque ! — Dis ! sur quelles mers va voguer ton vaisseau qu’a sali l’écume des tempêtes ?

Ne reviendras-tu pas maintenant, Ménalque, chargé d’insolent luxe, heureux d’en réassoiffer mes désirs ? Si je me repose à présent, ce n’est pas dans ton abondance… Non ; — tu m’appris à ne jamais me reposer. — Est-ce que tu n’es pas encore las, toi, de cette vie horriblement errante ? Pour moi j’ai pu crier parfois de douleur, mais je ne suis de rien fatigué ; — et quand mon corps est las, c’est ma faiblesse que j’accuse ; mes désirs m’avaient espéré plus vaillant. — Certes, si je regrette aujourd’hui quelque chose, c’est d’avoir laissé sans y mordre, se gâter, s’éloigner de moi bien des fruits, des fruits que tu m’as présentés. Dieu d’amour qui nous alimentes ! — Car, ce dont on se prive aujourd’hui, me lisait-on dans l’Évangile, plus tard on le retrouve au centuple… ah ! qu’ai-je à faire de plus de biens que mon désir n’en appréhende ? — car j’ai connu déjà des voluptés si fortes qu’un peu plus et je n’aurais plus pu les goûter.