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du désert !… J’écouterais les chants des moissonneurs, et je verrais, tranquille, rassuré, les moissons, provisions inestimables, rentrer sur les chariots accablés — comme d’attendantes réponses aux questions de mes désirs. Je n’irais plus chercher de quoi les rassasier dans la plaine ; ICI je les gorgerais à loisir.

Il est un temps de rire — et il est un temps d’avoir ri.

Il est un temps de rire, certes — puis de se souvenir d’avoir ri.

Certainement, Nathanaël, c’était moi-même, moi, pas un autre, qui regardais ces mêmes herbes s’agiter — ces herbes maintenant, qui pour l’odeur des foins sont flétries, comme toutes les choses coupées — ces herbes vivre, être vertes et blondes, se balancer au vent du soir. — Ah ! que ne revenir au temps où couchés au bord des pelouses… l’herbe profonde accueillait notre amour. — Le gibier circulait sous les feuilles ; chacune de ses sentes était une avenue ; et quand je me penchais et regardais de près la terre, de feuille en feuille, de fleur en fleur je voyais une multitude d’insectes.

Je connaissais l’humidité du sol à l’éclat du vert et à la nature des fleurs ; tel pré se constellait de marguerites ; mais les pelouses que nous préférions et dont profitait notre amour étaient toutes blanchies d’ombelles, les unes légères, les autres, celles de la grande verse, opaques et puissamment élargies. Vers le soir, elles semblaient, dans l’herbe devenue plus profonde, flotter, comme des méduses luisantes, libres, détachées de leur tige, soulevées par la brume montante.