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paroles ; quand je recommençai d’écouter, Hylas parlait :

… Et chacun de mes sens a eu ses désirs. Quand j’ai voulu rentrer en moi, j’ai trouvé mes serviteurs et mes servantes à ma table ; je n’ai plus eu la plus petite place où m’asseoir. La place d’honneur était occupée par la soif ; d’autres soifs lui disputaient la belle place. Toute la table était querelleuse ; mais ils s’entendaient contre moi. Quand j’ai voulu rentrer et m’approcher de la table, ils se sont tous levés contre moi, déjà ivres ; ils m’ont chassé de chez moi ; ils m’ont traîné dehors, et je suis ressorti pour aller leur cueillir des grappes.

Désirs ! Beaux désirs — je vous apporterai des grappes écrasées ; j’emplirai de nouvelles fois vos énormes coupes ; mais laissez-moi rentrer dans ma demeure — et que je puisse encore, quand vous dormirez dans l’ivresse, me couronner de pourpre et de lierre, — couvrir le souci de mon front sous une couronne de lierre.

L’ivresse s’emparait de moi-même, et je ne pouvais plus bien écouter ; par instants, quand le Chant de l’oiseau se taisait, la nuit semblait devenir silencieuse comme si je l’eusse seul contemplée ; par instants il me semblait de partout entendre des voix jaillissantes qui se mêlaient à celles de notre nombreuse société : —

Nous aussi, nous aussi, disaient-elles, nous avons connu les lamentables ennuis de nos âmes. —

Les désirs ne nous laissent pas tranquillement travailler. —