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encore : iront-elles ? et l’on y peut encore moins oser donner une réponse.

Il ne s’agit plus, pour l’artiste de valeur, de prendre appui sur l’art d’hier pour tâcher d’aller au delà, et de reculer des limites, — mais de changer le sens même de l’art et d’inventer à son effort une nouvelle direction. Et si, par contre, l’œuvre des artistes passés conserve sa parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble d’abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres, chaque génie nouveau semble remettre le problème de l’art même en question. Après un Jean-Sébastien Bach, on pense : telle est la musique ; survient un Beethoven, un Mozart, après lesquels on peut encore dire : Voilà donc la musique — à moins que, déjà prévenu, l’on ne pense : Qu’est-ce que la musique ? et que l’on ne comprenne enfin que la musique n’est ni Bach, ni Mozart, ni Beethoven ; que chacun d’eux ne saurait limiter que lui-même et que la musique, pour continuer d’être, doit être sans cesse autre chose que ce qu’elle n’était que par eux.

Cependant, méconnaissant qu’il n’y a plus rien à tenter de ce côté et que l’artiste de génie n’indique la direction que de lui-même, semble guider mais ne guide qu’à lui, et se dresse devant l’élan de qui le suit comme une toile de fond devant la marche de l’acteur, certains pensent découvrir d’après lui quelque secret du beau,