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quitté Félix, je vous le raconterai peut-être un jour. Il m’a accompagnée jusqu’à Pau, puis a regagné seul Cambridge, rappelé par son cours. Ce que je suis devenue là-bas, seule et abandonnée à moi-même, à la convalescence, au printemps… Vais-je oser vous avouer à vous ce qu’à Félix je ne puis dire ? Le moment est venu que je devrais le rejoindre. Hélas ; je ne suis plus digne de le revoir. Les lettres que je lui écris depuis quelque temps sont menteuses et celles que je reçois de lui ne parient que de sa joie de me savoir mieux portante. Que ne suis-je demeurée malade ! que ne suis-je morte là-bas !… Mon ami, j’ai dû me rendre à l’évidence ; je suis enceinte ; et l’enfant que j’attends n’est pas de lui. J’ai quitté Félix il y a plus de trois mois ; de toute manière, à lui du moins je ne pourrai donner le change. Je n’ose retourner près de lui. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Il est trop bon. Il me pardonnerait sans doute et je ne mérite pas, je ne veux pas qu’il me pardonne. Je n’ose retourner près de mes parents qui me croient encore à Pau. Mon père, s’il apprenait, s’il comprenait, serait capable de me maudire. Il me repousserait. Comment affronterais-je sa vertu, son horreur du mal, du mensonge, de tout ce qui est impur ? J’ai peur aussi de désoler ma mère et ma sœur. Quant à celui qui… mais je ne veux pas l’accuser ; lorsqu’il m’a promis de m’aider, il était en état de le faire. Mais pour être mieux à même de m’aider, il s’est malheureusement mis à jouer. Il a perdu la somme qui devait servir à mon entretien, à mes couches. Il a tout perdu. J’avais d’abord pensé