Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’eau venait presque à ras du bord. J’étais à l’arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer ; et pour l’empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir : deux marins, l’un armé d’une hache et l’autre d’un couteau de cuisine, et sais-tu ce qu’ils faisaient ?… Ils coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s’aidant des cordes, s’efforçaient de monter dans notre barque. L’un de ces deux marins (l’autre était un nègre) s’est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d’épouvante et d’horreur : « S’il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine. » Il a ajouté que dans tous les naufrages on est forcé de faire comme ça ; mais que naturellement on n’en parle pas.

— Alors, je crois que je me suis évanouie ; en tout cas, je ne me souviens plus de rien, comme on reste sourd assez longtemps après un bruit trop formidable. Et quand, à bord du X. qui nous a recueillis, je suis revenue à moi, j’ai compris que je n’étais plus, que je ne pourrais plus jamais être la même, la sentimentale jeune fille d’auparavant ; j’ai compris que j’avais laissé une partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu’à un tas de sentiments délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher de monter et de faire sombrer mon cœur.

Elle regarda Vincent du coin de l’œil, et, cambrant le torse en arrière :

— C’est une habitude à prendre.