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plat sur la mer, piqua du nez et se vida de tout son monde avant même de s’être empli d’eau. Tout cela se passait à la lumière de torches, de fanaux et de projecteurs. Tu n’imagines pas ce que c’était lugubre. Les vagues étaient assez fortes, et tout ce qui n’était pas dans la clarté disparaissait de l’autre côté de la colline d’eau, dans la nuit. Je n’ai jamais vécu d’une vie plus intense ; mais j’étais aussi incapable de réfléchir qu’un terre-neuve, je suppose, qui se jette à l’eau. Je ne comprends même plus bien ce qui a pu se passer ; je sais seulement que j’avais remarqué, dans le canot, une petite fille de cinq ou six ans, un amour ; et tout de suite, quand j’ai vu chavirer la barque, c’est elle que j’ai résolu de sauver. Elle était d’abord avec sa mère ; mais celle-ci ne savait pas bien nager ; et puis elle était gênée, comme toujours dans ces cas-là, par sa jupe. Pour moi, j’ai dû me dévêtir machinalement ; on m’appelait pour prendre place dans le canot suivant. J’ai dû y monter ; puis sans doute j’ai sauté à la mer de ce canot même ; je me souviens seulement d’avoir nagé assez longtemps avec l’enfant cramponné à mon cou. Il était terrifié et me serrait la gorge si fort que je ne pouvais plus respirer. Heureusement, on a pu nous voir du canot et nous attendre, ou ramer vers nous. Mais ce n’est pas pour ça que je te raconte cette histoire. Le souvenir qui est demeuré le plus vif, celui que jamais rien ne pourra effacer de mon cerveau ni de mon cœur : dans ce canot, nous étions, entassés, une quarantaine, après avoir recueilli plusieurs nageurs désespérés, comme on m’avait recueillie moi-même.