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moi, quitte cette figure d’enterrement. Tu me rappelles certains Anglais : plus leur pensée s’émancipe, plus ils se raccrochent à la morale ; c’est au point qu’il n’y a pas plus puritain que certains de leurs libres penseurs… Tu me prends pour une sans-cœur ? Tu te trompes : Je comprends très bien que tu aies pitié de Laura. Mais alors, qu’est-ce que tu fais ici ?

Puis, comme Vincent se détournait d’elle :

— Écoute : tu vas passer dans la salle de bain et tâcher de laisser tes regrets sous la douche. Je sonne pour le thé, hein ? Et quand tu reparaîtras, je t’expliquerai quelque chose que tu n’as pas l’air de bien comprendre.

Il s’était levé. Elle bondit à sa suite.

— Ne te rhabille pas tout de suite. Dans l’armoire à droite du chauffe-bain, tu trouveras des burnous, des haïks, des pyjamas… enfin tu choisiras. Vincent reparaît vingt minutes plus tard, couvert d’une djellabah de soie vert pistache.

— Oh ! attends ! attends que je t’arrange, s’écria Lilian ravie. Elle sortit d’un coffre oriental deux larges écharpes aubergine, ceintura Vincent de la plus sombre, l’enturbanna de l’autre.

— Mes pensées sont toujours de la couleur de mon costume (elle avait revêtu un pyjama pourpre lamé d’argent). Je me souviens d’un jour, quand j’étais toute petite, à San-Francisco ; on a voulu me mettre en noir, sous prétexte qu’une sœur de ma mère venait de mourir ; une vieille tante que je n’avais jamais vue. Toute la journée j’ai pleuré ; j’étais