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Sur le front de Vincent elle promène doucement son doigt, comme pour effacer une ride, double pli qui, parti des sourcils, creuse deux barres verticales et semble presque douloureux.

— Si tu dois m’apporter ici des regrets, des soucis, des remords, autant vaut ne pas revenir, murmure-t-elle en se penchant vers lui.

Vincent ferme les yeux comme devant une clarté trop vive. La jubilation des regards de Lilian l’éblouit.

— Ici, c’est comme dans les mosquées ; on se déchausse en entrant pour ne pas apporter la boue du dehors. Si tu crois que je ne sais pas à quoi tu penses ! — Puis, comme Vincent veut lui mettre la main devant la bouche, elle se débat mutinement :

— Non, laisse-moi te parler sérieusement. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me disais l’autre jour. On croit toujours que les femmes ne savent pas réfléchir, mais tu verras que cela dépend desquelles… Ce que tu me disais sur les produits de croisement… et qu’on n’obtenait rien de fameux par mélange, mais plutôt par sélection… Hein ! j’ai bien retenu ta leçon ?… Eh bien ! ce matin, je crois que tu nourris un monstre, quelque chose de tout à fait ridicule et que tu ne pourras jamais sevrer : un hybride de bacchante et de Saint-Esprit. Pas vrai ?… Tu te dégoûtes d’avoir plaqué Laura : je lis ça dans le pli de ton front. Si tu veux retourner auprès d’elle, dis-le tout de suite et quitte-moi ; c’est que je me serais trompée sur ton compte, et je te laisserais partir sans regrets. Mais, si tu prétends rester avec