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VII


Le soleil déjà haut, par la fenêtre ouverte, vient caresser le pied nu de Vincent, sur le large lit où près de Lilian il repose. Celle-ci, qui ne le sait pas réveillé, se soulève, le regarde et s’étonne à lui trouver l’air soucieux.

Lady Griffith aimait Vincent peut-être ; mais elle aimait en lui le succès. Vincent était grand, beau, svelte, mais il ne savait ni se tenir, ni s’asseoir, ni se lever. Son visage était expressif, mais il se coiffait mal. Surtout elle admirait la hardiesse, la robustesse de sa pensée ; il était certainement très instruit, mais il lui paraissait inculte. Elle se penchait avec un instinct d’amante et de mère au-dessus de ce grand enfant qu’elle prenait à tâche de former. Elle en faisait son œuvre, sa statue. Elle lui apprenait à soigner ses ongles, à séparer sur le côté ses cheveux qu’il rejetait d’abord en arrière, et son front, à demi caché par eux, paraissait plus pâle et plus haut. Enfin, elle avait remplacé par des cravates seyantes, les modestes petits nœuds tout faits qu’il portait. Décidément Lady Griffith aimait Vincent ; mais elle ne le supportait pas taciturne, ou « maussade » comme elle disait.