Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nuantes : d’abord je m’ennuyais effroyablement ce jour-là. Et puis cette curiosité, cette « fatale curiosité » comme dit Fénelon, c’est ce que j’ai le plus sûrement hérité de mon vrai père, car il n’y en a pas trace dans la famille Profitendieu. Je n’ai jamais rencontré moins curieux que Monsieur le mari de ma mère ; si ce n’est les enfants qu’il lui a faits. Il faudra que je repense à eux quand j’aurai dîné… Soulever la plaque de marbre d’un guéridon et s’apercevoir que le tiroir bâille, ça n’est tout de même pas la même chose que de forcer une serrure. Je ne suis pas un crocheteur. Ça peut arriver à n’importe qui, de soulever le marbre d’un guéridon. Thésée devait avoir mon âge quand il souleva le rocher. Ce qui empêche pour le guéridon, d’ordinaire, c’est la pendule. Je n’aurais pas songé à soulever la plaque de marbre du guéridon si je n’avais pas voulu réparer la pendule… Ce qui n’arrive pas à n’importe qui, c’est de trouver là-dessous des armes ; ou des lettres d’un amour coupable ! Bah ! l’important c’était que j’en fusse instruit. Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un spectre révélateur. Hamlet ! C’est curieux comme le point de vue diffère, suivant qu’on est le fruit du crime ou de la légitimité. Je reviendrai là-dessus quand j’aurai dîné… Est-ce que c’était mal à moi de lire ces lettres ? Si ç’avait été mal… non, j’aurais des remords. Et si je n’avais pas lu ces lettres, j’aurais dû continuer à vivre dans l’ignorance, le mensonge et la soumission. Aérons-nous. Gagnons le large ! « Bernard ! Bernard, cette verte jeunesse… » comme dit