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Peu importe. À présent, il se sent heureux comme un roi. Il n’a plus rien : tout est à lui ! — J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi à servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je composerai bien avec elle (car hier soir, il n’a pas dîné). Le soleil s’est levé depuis longtemps. Bernard rejoint le quai. Il se sent léger ; s’il court, il lui semble qu’il vole. Dans son cerveau bondit voluptueusement sa pensée. Il pense :

— Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. Ainsi, l’amour de ma mère pour celui que j’appelais mon père — cet amour, j’y ai cru quinze ans ; j’y croyais hier encore. Elle non plus, parbleu ! n’a pu prendre longtemps au sérieux son amour. Je voudrais bien savoir si je la méprise, ou si je l’estime davantage, d’avoir fait de son fils un bâtard ?… Et puis, au fond, je ne tiens pas tant que çà à le savoir. Les sentiments pour les progéniteurs, ça fait partie des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher trop à tirer au clair. Quant au cocu, c’est bien simple : d’aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours haï ; il faut bien que je m’avoue aujourd’hui que je n’y avais pas grand mérite — et c’est tout ce que je regrette ici. Dire que si je n’avais pas forcé ce tiroir, j’aurais pu croire toute ma vie que je nourrissais à l’égard d’un père des sentiments dénaturés ! Quel soulagement de savoir !… Tout de même, je n’ai pas précisément forcé le tiroir ; je ne songeais même pas à l’ouvrir… Et puis il y avait des circonstances atté-