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d’élan pour commencer vaillamment la journée. Mais c’en est fait du sommeil. Bernard contemple la vitre bleuissante, les murs gris de la petite pièce, le lit de fer où Georges s’agite en rêvant.

— Dans un instant, se dit-il, j’irai vers mon destin. Quel beau mot : l’aventure ! Ce qui doit advenir. Tout le surprenant qui m’attend. Je ne sais pas si d’autres sont comme moi, mais dès que je suis réveillé, j’aime à mépriser ceux qui dorment. Olivier, mon ami, je partirai sans ton adieu. Houst ! Debout, valeureux Bernard ! Il est temps.

Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée ; se recoiffe ; se rechausse. Il ouvre la porte, sans bruit. Dehors !

Ah ! que paraît salubre à tout l’être l’air qui n’a pas encore été respiré ! Bernard suit la grille du Luxembourg ; il descend la rue Bonaparte, gagne les quais, traverse la Seine. Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé depuis peu la formule : « Si tu ne fais pas cela, qui le fera ? Si tu ne le fais pas aussitôt, quand sera-ce ? » — Il songe : « De grandes choses à faire » ; il lui semble qu’il va vers elles. « De grandes choses », se répète-t-il en marchant. Si seulement il savait lesquelles !… En attendant, il sait qu’il a faim : le voici près des halles. Il a quatorze sous dans sa poche, pas un liard de plus. Il entre dans un bar ; prend un croissant et un café au lait sur le zinc. Coût : dix sous. Il lui en reste quatre ; crânement, il en abandonne deux sur le comptoir, tend les deux autres à un va-nu-pieds qui fouille une boîte à ordures. Charité ? Défi ?