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commençait une grossesse. Elle était en face de lui dans le compartiment du wagon ; ils étaient seuls. Elle ne lui avait rien dit depuis le matin ; il avait dû s’occuper de tout, pour le départ ; elle se laissait faire ; elle semblait n’avoir plus conscience de rien. Il lui a pris les mains ; mais elle regardait fixement devant elle, hagarde, comme sans le voir, et ses lèvres s’agitaient. Il s’est penché vers elle. Elle disait : « Un amant ! Un amant. J’ai un amant. » Elle répétait cela sur le même ton ; et toujours le même mot revenait, comme si elle n’en connaissait plus d’autres… Je vous assure, mon cher, que quand il m’a fait ce récit, je n’avais plus envie de rire du tout. De ma vie, je n’ai entendu rien de plus pathétique. Mais tout de même, à mesure qu’il parlait, je comprenais qu’il se détachait de tout cela. On eût dit que son sentiment s’en allait avec ses paroles. On eût dit qu’il savait gré à mon émotion de relayer un peu la sienne.

— Je ne sais pas comment vous diriez cela en russe ou en anglais, mais je vous certifie qu’en français, c’est très bien.

— Merci. Je le savais. C’est à la suite de cela qu’il m’a parlé d’histoire naturelle ; et j’ai tâché de le persuader qu’il serait monstrueux de sacrifier sa carrière à son amour.

— Autrement dit, vous lui avez conseillé de sacrifier son amour. Et vous vous proposez de lui remplacer cet amour ?

Lilian ne répondit rien.

— Cette fois-ci, je crois que c’est lui, reprit Robert