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tirerait plus à conséquence. Il lui répétait à tout instant qu’ils n’avaient plus l’un et l’autre qu’un mois à vivre ; et c’était au printemps. Elle était là-bas toute seule. Son mari est un petit professeur de français en Angleterre. Elle l’avait quitté pour venir à Pau. Elle était mariée depuis trois mois. Il avait dû se saigner à blanc pour l’envoyer là-bas. Il lui écrivait tous les jours. C’est une jeune femme de très honorable famille ; très bien élevée, très réservée, très timide. Mais là-bas… Je ne sais pas trop ce que Vincent a pu lui dire, mais le troisième jour elle lui avouait que, bien que couchant avec son mari et possédée par lui, elle ne savait pas ce que c’était que le plaisir.

— Et lui, alors, qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il lui a pris la main qu’elle laissait pendre au côté de sa chaise-longue et l’a longuement pressée sur ses lèvres.

— Et vous, quand il vous a raconté cela, qu’avez-vous dit ?

— Moi ! c’est affreux… figurez-vous qu’alors j’ai été prise d’un fou-rire. Je n’ai pas pu me retenir et je ne pouvais plus m’arrêter… Ça n’était pas tant ce qu’il me disait, qui me faisait rire ; c’était l’air intéressé et consterné que j’avais cru devoir prendre, pour l’engager à continuer. Je craignais de paraître trop amusée. Et puis, au fond, c’était très beau et très triste. Il était tellement ému en m’en parlant ! Il n’avait jamais raconté rien de tout cela à personne. Ses parents, naturellement, n’en savent rien.

— C’est vous qui devriez écrire des romans.