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faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée. Il songe que Séraphine sera bien étonnée quand elle reverra le mort aux mains jointes, et d’avance il s’amuse de son étonnement ; puis, aussitôt ensuite, il se méprise de s’en amuser. Tout de même, il se penche en avant sur le lit. Il saisit le bras du mort le plus éloigné de lui. Le bras est déjà raide et refuse de se prêter. Gontran veut le forcer à plier, mais il fait bouger tout le corps. Il saisit l’autre bras, celui-ci paraît un peu plus souple. Gontran a presque amené la main à la place qu’il eût fallu ; il prend le crucifix, tâche de le glisser et de le maintenir entre le pouce et les autres doigts ; mais le contact de cette chair froide le fait faiblir. Il croit qu’il va se trouver mal. Il a envie de rappeler Séraphine. Il abandonne tout — le crucifix de travers sur le drap chiffonné, le bras qui retombe inerte à sa place première ; et, dans le grand silence funèbre, il entend soudain un brutal « Nom de Dieu », qui l’emplit d’effroi, comme si quelqu’un d’autre… Il se retourne ; mais non : il est seul. C’est bien de lui qu’a jailli ce juron sonore du fond de lui qui n’a jamais juré. Puis, il va se rasseoir et se replonge dans sa lecture.