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— Ça dépendait des jours. Il n’a jamais été très causeur, votre papa ; et il n’aimait pas beaucoup qu’on lui adressât la parole le premier. Mais tout de même, il parlait un peu plus que dans ces derniers temps. — Et puis tenez, il vaut mieux ne pas trop remuer les souvenirs et laisser au bon Dieu le soin de juger tout ça.

— Tu crois vraiment que le bon Dieu va s’occuper de tout ça, ma bonne Fine ?

— Si ce n’était pas le bon Dieu, qui voudriez-vous que ça soit ?

Gontran pose ses lèvres sur la main rougie de Séraphine.

— Sais-tu ce que tu devrais faire ? — Aller dormir. Je te promets de te réveiller dès qu’il fera clair ; et alors moi, j’irai dormir à mon tour. Je t’en prie.

Dès que Séraphine l’a laissé seul, Gontran se jette à genoux au pied du lit ; il enfonce son front dans les draps, mais il ne parvient pas à pleurer ; aucun élan ne soulève son cœur. Ses yeux désespérément restent secs. Alors il se relève. Il regarde ce visage impassible. Il voudrait, en ce moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare, écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des régions éthérées, supra-sensibles — mais elle reste accrochée, sa pensée, au ras du sol. Il regarde les mains exsangues du mort, et se demande combien de temps encore les ongles continueront à pousser. Il est choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les unir, leur