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Un abat-jour ramène la clarté sur le livre que lit le jeune Gontran…

— Vous êtes fatigué, Monsieur Gontran. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.

Gontran lève un regard très doux sur Séraphine. Ses cheveux blonds, qu’il écarte de son front, flottent sur ses tempes. Il a quinze ans ; son visage presque féminin n’exprime que de la tendresse encore, et de l’amour.

— Eh bien ! et toi, dit-il. C’est toi qui devrais aller dormir, ma pauvre Fine. Déjà la nuit dernière tu es restée debout presque tout le temps.

— Oh ! moi, j’ai l’habitude de veiller ; et puis j’ai dormi pendant le jour, tandis que vous…

— Non, laisse. Je ne me sens pas fatigué ; et ça me fait du bien de rester ici à méditer et à lire. J’ai si peu connu papa ; je crois que je l’oublierais tout à fait si je ne le regardais pas bien maintenant. Je vais veiller auprès de lui jusqu’à ce qu’il fasse jour. Voilà combien de temps, Fine, que tu es chez nous ?

— J’y suis depuis l’année d’avant votre naissance ; et vous avez bientôt seize ans.

— Tu te souviens bien de maman ?

— Si je m’en souviens de votre maman ? En voilà une question ! c’est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m’appelle. Pour sûr que je m’en souviens de votre maman.

— Moi aussi je m’en souviens un peu, mais pas très bien… je n’avais que cinq ans quand elle est morte… Dis… est-ce que papa lui parlait beaucoup ?