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Tout cela dit sans précipitation aucune, mais au contraire avec une sorte de nonchaloir.

— Et vous ne restez pas à le…

— À le veiller ? interrompt Robert. Non ; mon petit frère s’en charge ; il est là-haut avec sa vieille bonne, qui s’entendait avec le défunt mieux que moi…

Puis, comme Vincent ne bouge pas, il reprend :

— Écoutez, cher ami, je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais j’ai horreur des sentiments tout faits. J’avais confectionné dans mon cœur pour mon père, un amour filial sur mesure, mais qui, dans les premiers temps, flottait un peu et que j’avais été amené à rétrécir. Le vieux ne m’a jamais valu dans la vie que des ennuis, des contrariétés, de la gêne. S’il lui restait un peu de tendresse au cœur, ce n’est à coup sûr pas à moi qu’il l’a fait sentir. Mes premiers élans vers lui, du temps que je ne connaissais pas la retenue, ne m’ont valu que des rebuffades, qui m’ont instruit. Vous avez vu vous-même, quand on le soigne… Vous a-t-il jamais dit merci ? Avez-vous obtenu de lui le moindre regard, le plus fugitif sourire ? Il a toujours cru que tout lui était dû. Oh ! c’était ce qu’on appelle un caractère. Je crois qu’il a fait beaucoup souffrir ma mère, que pourtant il aimait, si tant est qu’il ait jamais aimé vraiment. Je crois qu’il a fait souffrir tout le monde autour de lui, ses gens, ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses ; ses amis non, car il n’en avait pas un seul. Sa mort fait dire ouf ! à chacun. C’était, je crois, un homme de grande valeur « dans