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mari pour vous suivre. Vincent avait mené jusqu’alors une vie assez vertueuse. Son aventure avec Laura lui paraissait, suivant les heures du jour, ou monstrueuse ou toute naturelle. Il suffit, bien souvent, de l’addition d’une quantité de petits faits très simples et très naturels, chacun pris à part, pour obtenir un total monstrueux. Il se redisait cela tout en marchant et cela ne le tirait pas d’affaire. Certes il n’avait jamais songé à prendre cette femme définitivement à sa charge, à l’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser ; il était bien forcé de s’avouer qu’il ne ressentait pas pour elle un grand amour ; mais il la savait à Paris sans ressources ; il avait causé sa détresse : il lui devait, à tout le moins, cette première assistance précaire qu’il se sentait fort en peine de lui assurer — aujourd’hui moins qu’hier encore, moins que ces jours derniers. Car, la semaine dernière il possédait encore les cinq mille francs que sa mère avait patiemment et péniblement mis de côté pour faciliter le début de sa carrière ; ces cinq mille francs eussent suffi sans doute pour les couches de sa maîtresse, sa pension dans une clinique, les premiers soins donnés à l’enfant. De quel démon alors avait-il écouté le conseil ? — la somme, déjà remise en pensée à cette femme, cette somme qu’il lui vouait, lui consacrait, et dont il se fût trouvé bien coupable de rien distraire, quel démon lui souffla, certain soir, qu’elle serait probablement insuffisante ? Non, ce n’était pas Robert de Passavant. Robert jamais n’avait dit rien de semblable mais sa proposition d’emmener Vincent