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J’étais si énervé que, s’il m’avait fait des compliments, je crois que je lui aurais dit des injures. Évidemment, papa en attendait, — des compliments ; et comme mon oncle ne disait rien ; il a demandé : « Eh bien ? qu’est-ce que tu en penses ? » Mais mon oncle lui a dit en riant : « Ça me gêne de lui en parler devant toi. » Alors papa est sorti en riant aussi. Et quand nous nous sommes trouvés de nouveau seuls, il m’a dit qu’il trouvait mes vers très mauvais ; mais ça m’a fait plaisir de le lui entendre dire ; et ce qui m’a fait plus de plaisir encore c’est que, tout d’un coup, il a piqué du doigt deux vers, les deux seuls qui me plaisaient dans le poème ; il m’a regardé en souriant et a dit : « Ça, c’est bon. » N’est-ce pas que c’est bien ? Et si tu savais de quel ton il m’a dit ça ! Je l’aurais embrassé. Puis il m’a dit que mon erreur était de partir d’une idée, et que je ne me laissais pas assez guider par les mots. Je ne l’ai pas bien compris d’abord ; mais je crois que je vois à présent ce qu’il voulait dire — et qu’il a raison. Je t’expliquerai ça une autre fois.

— Je comprends maintenant que tu veuilles te trouver à son arrivée.

— Oh ! ce que je te raconte là n’est rien, et je ne sais pas pourquoi je te le raconte. Nous nous sommes dit encore beaucoup d’autres choses.

— À onze heures et demie, tu dis ? Comment sais-tu qu’il arrive par ce train ?

— Parce qu’il l’a écrit à maman sur une carte postale ; et puis j’ai vérifié sur l’indicateur.

— Tu déjeuneras avec lui ?