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— Je ne sais pas trop. Je t’ai dit que je ne le connais presque pas. C’est plutôt un pressentiment. Je sens qu’il s’intéresse à beaucoup de choses qui n’intéressent pas mes parents, et qu’on peut lui parler de tout. Un jour, c’était peu de temps avant son départ ; il avait déjeuné chez nous ; tout en causant avec mon père, je sentais qu’il me regardait constamment et ça commençait à me gêner ; j’allais sortir de la pièce — c’était la salle à manger, où l’on s’attardait après le café ; mais il a commencé à questionner mon père à mon sujet, ce qui m’a gêné encore bien plus ; et tout d’un coup papa s’est levé pour aller chercher des vers que je venais de faire et que j’avais été idiot de lui montrer.

— Des vers de toi ?

— Mais si ; tu connais ; c’est cette pièce de vers que tu trouvais qui ressemblait au Balcon. Je savais qu’ils ne valaient rien ou pas grand’chose, et j’étais extrêmement fâché que papa sortît ça. Un instant, pendant que papa cherchait ces vers, nous sommes restés tous les deux seuls dans la pièce, l’oncle Édouard et moi, et j’ai senti que je rougissais énormément ; je ne trouvais rien à lui dire ; je regardais ailleurs — lui aussi du reste ; il a commencé par rouler une cigarette ; puis, sans doute pour me mettre un peu à l’aise, car certainement il a vu que je rougissais, il s’est levé est s’est mis à regarder par la fenêtre. Il sifflotait. Tout à coup il m’a dit : « Je suis bien plus gêné que toi. » Mais je crois que c’était par gentillesse. À la fin papa est rentré ; il a tendu mes vers à l’oncle Édouard, qui s’est mis à les lire.