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beaucoup et roule des yeux terribles, j’ai pris soin d’écarter de lui toute arme. Le reste du temps c’est un brave garçon, d’une compagnie agréable – ce que j’apprécie, tu peux le croire, après des mois de solitude – et qui me seconde dans les soins de mon exploitation. Il ne parle jamais de sa vie passée, de sorte que je ne parviens pas à découvrir qui ce peut être. Il s’intéresse particulièrement aux insectes et aux plantes, et certains de ses propos laissent entrevoir qu’il est remarquablement instruit. Il semble se plaire avec moi et ne parle pas de partir ; je suis décidé à le laisser rester ici tant qu’il voudra. Je souhaitais précisément un aide ; somme toute, il est venu à point nommé.

« Un hideux nègre qui l’accompagnait, remontant avec lui la Casamance, et avec qui j’ai un peu causé, parle d’une femme qui l’accompagnait et qui, si j’ai bien compris, a dû se noyer dans le fleuve, certain jour que leur embarcation a chaviré. Je ne serais pas étonné que mon compagnon ait favorisé la noyade. Dans ce pays, quand on veut se débarrasser de quelqu’un, on a grand choix de moyens, et personne jamais n’en a cure. Si quelque jour j’en apprends plus long, je te l’écrirai – ou te le dirai de vive voix lorsque tu seras venu me rejoindre. Oui, je sais… la question de ton service… Tant pis ! j’attendrai. Car persuade-toi, que, si tu veux me revoir, il faudra que tu te décides à venir. Quant à moi, j’ai de moins en moins le désir de retour. Je mène ici une vie qui me plaît et me va comme un complet sur mesure. Mon commerce prospère, et le faux-col