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servir cette force que je sens en moi ? Comment tirer le meilleur parti de moi-même ? Est-ce en me dirigeant vers un but ? Mais ce but, comment le choisir ? Comment le connaître, aussi longtemps qu’il n’est pas atteint ?

— Vivre sans but, c’est laisser disposer de soi l’aventure.

— Je crains que vous ne me compreniez pas bien. Quand Colomb découvrit l’Amérique, savait-il vers quoi il voguait ? Son but était d’aller devant, tout droit. Son but, c’était lui, et qui le projetait devant lui-même…

— J’ai souvent pensé, interrompit Édouard, qu’en art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent vers l’inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivains craignent le large ; ce ne sont que des côtoyeurs.

— Hier, en sortant de mon examen, continua Bernard sans l’entendre, je suis entré, je ne sais quel démon me poussant, dans une salle où se tenait une réunion publique. Il y était question d’honneur national, de dévouement à la patrie, d’un tas de choses qui me faisaient battre le cœur. Il s’en est fallu de bien peu que je ne signe certain papier, où je m’engageais, sur l’honneur, à consacrer mon activité au service d’une cause qui certainement m’apparaissait belle et noble.

— Je suis heureux que vous n’ayez pas signé. Mais, ce qui vous a retenu ?