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la maison paternelle. Bernard ne l’aimait pas et jalousait un peu la considération que semblait lui accorder leur père. Il froissa nerveusement le bulletin.

— Tu trouves que je devrais signer ?

— Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l’ange.

— Je ne doute plus, dit Bernard, qui jeta loin de lui le papier.

L’orateur cependant continuait. Quand Bernard recommença de l’écouter, il enseignait un moyen certain de ne jamais se tromper, qui était de renoncer à jamais juger par soi-même, mais bien de s’en remettre toujours aux jugements de ses supérieurs.

— Ces supérieurs, qui sont-ils ? demanda Bernard ; et soudain une grande indignation s’empara de lui.

— Si tu montais sur l’estrade, dit-il à l’ange, et si tu t’empoignais avec lui, tu le terrasserais sans doute…

Mais l’ange, en souriant :

— C’est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux-tu ?…

— Oui, dit Bernard.

Ils sortirent. Ils gagnèrent les grands boulevards. La foule qui s’y pressait paraissait uniquement composée de gens riches ; chacun paraissait sûr de soi, indifférent aux autres, mais soucieux.

— Est-ce l’image du bonheur ? demanda Bernard, qui sentit son cœur plein de larmes.

Puis l’ange mena Bernard dans de pauvres quartiers, dont Bernard ne soupçonnait pas auparavant