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« Visite de Douviers. C’est décidément un très brave garçon.

« Comme j’exagérais ma sympathie, j’ai dû essuyer des effusions assez gênantes. Tout en lui parlant, je me redisais ces mots de La Rochefoucauld : « Je suis peu sensible à la pitié ; et voudrais ne l’y être point du tout… Je tiens qu’il faut se contenter d’en témoigner et se garder soigneusement d’en avoir. » Pourtant ma sympathie était réelle, indéniable, et j’étais ému jusqu’aux larmes. À vrai dire, mes larmes m’ont paru le consoler encore mieux que mes paroles. Je crois même qu’il a renoncé à sa tristesse aussitôt qu’il m’a vu pleurer.

« J’étais fermement résolu à ne point lui livrer le nom du séducteur ; mais, à ma surprise, il ne me l’a pas demandé. Je crois que sa jalousie retombe dès qu’il ne se sent plus contemplé par Laura. En tout cas, sa démarche près de moi venait d’en fatiguer un peu l’énergie.

« Quelque illogisme dans son cas ; il s’indigne que l’autre ait abandonné Laura. J’ai fait valoir que, sans cet abandon, Laura ne lui serait pas revenue. Il se promet d’aimer l’enfant comme il aimerait le sien propre. Les joies de la paternité, qui sait si, sans le séducteur, il aurait pu jamais les connaître ? C’est ce que je me suis gardé de lui faire observer, car, au souvenir de ses insuffisances, sa jalousie s’exaspère. Mais dès lors elle ressortit à l’amour-propre et cesse de m’intéresser.

« Qu’un Othello soit jaloux, cela se comprend ; l’image du plaisir pris par sa femme avec autrui