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ce que se doit d’être un homme qui se prétend vertueux.

— Heureux de vous voir revenir à la littérature… si tant est que nous l’ayons jamais quittée. Je vous demande donc, vertueux Strouvilhou, si vous accepteriez de devenir un implacable directeur de revue ?

— À vrai dire, mon cher comte, je dois vous avouer que, de toutes les nauséabondes émanations humaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. Je n’y vois que complaisances et flatteries. Et j’en viens à douter qu’elle puisse devenir autre chose, du moins tant qu’elle n’aura pas balayé le passé. Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s’imagine éprouver, parce qu’il croit tout ce qu’on imprime ; l’auteur spécule là-dessus comme sur des conventions qu’il croit les bases de son art. sentiments sonnent faux comme des jetons, mais ils ont cours. Et, comme l’on sait que « la mauvaise monnaie chasse la bonne », celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. Je vous en avertis : si je dirige une revue, ce sera pour y crever des outres, pour y démonétiser tous les beaux sentiments, et ces billets à ordre : les mots.

— Parbleu, j’aimerais savoir comment vous vous y prendrez.

— Laissez faire et vous verrez bien. J’ai souvent réfléchi à cela.