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la piqûre. Ce rival, qu’il détestait hier encore, il venait de le supplanter, et trop complètement pour pouvoir plus longtemps le haïr. Du moins il ne le pouvait plus ce matin-là. Et, comme d’autre part il estimait que rien ne devait paraître de ce revirement, qui risquât de trahir son bonheur, plutôt que de se montrer désarmé, il eût voulu se dérober à l’entrevue. Au fait, pourquoi diantre y allait-il, lui, précisément lui, Édouard ? Il se présenterait rue de Babylone et réclamerait les affaires d’Olivier, à quel titre ? Mission acceptée bien inconsidérément, se disait-il en cheminant, et qui laisserait entendre qu’Olivier avait élu chez lui domicile ; précisément ce qu’il aurait voulu cacher… Trop tard pour reculer : Olivier avait sa promesse. Du moins, il importait de se montrer à Passavant très froid, très ferme. Un taxi passa, qu’il héla.

Édouard connaissait mal Passavant. Il ignorait un des traits de son caractère. Passavant, qu’on ne prenait jamais sans vert, ne supportait pas d’être joué. Pour n’avoir pas à reconnaître ses défaites, il affectait toujours d’avoir souhaité son sort, et, quoi qu’il lui advînt, il prétendait l’avoir voulu. Dès qu’il comprit qu’Olivier lui échappait, il n’eût souci que de dissimuler sa rage. Loin de chercher à courir après lui, et de risquer le ridicule, il se raidit, se força de hausser les épaules. Ses émotions n’étaient jamais si violentes qu’il ne pût les tenir en main. C’est ce dont certains se félicitent, sans consentir à reconnaître que souvent ils doivent cette maîtrise d’eux-mêmes moins à la force de leur