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TROISIÈME PARTIE

d’assurance, où je ne vois qu’insouciance, que cynisme et que présomption. Il travaille bien ; ses professeurs sont contents de lui ; mon inquiétude ne sait à quoi se prendre…

« Et tout à coup, se départant de son calme, avec un emportement où je la reconnaissais à peine :

« — Vous rendez-vous compte de ce que devient ma vie ? J’ai restreint mon bonheur ; d’année en année, j’ai dû en rabattre ; une à une, j’ai raccourci mes espérances. J’ai cédé ; j’ai toléré ; j’ai feint de ne pas comprendre, de ne pas voir… Mais enfin, on se raccroche à quelque chose ; et quand encore ce peu vous échappe !… Le soir, il vient travailler près de moi, sous la lampe ; quand parfois il lève la tête de dessus son livre, ce n’est pas de l’affection que je rencontre dans son regard ; c’est du défi. J’ai si peu mérité cela… Il me semble parfois brusquement que tout mon amour pour lui tourne en haine ; et je voudrais n’avoir jamais eu d’enfants.

« Sa voix tremblait. Je pris sa main.

« — Olivier vous récompensera ; je m’y engage.

« Elle fit effort pour se ressaisir.

« — Oui, je suis folle de parler ainsi ; comme si je n’avais pas trois fils. Quand je pense à l’un, je ne vois plus que celui-là… Vous allez me trouver bien peu raisonnable… Mais par moments, vraiment, la raison ne suffit plus.

« — La raison est pourtant ce que j’admire le plus en vous, dis-je platement, dans l’espoir de la calmer.

— L’autre jour vous me parliez d’Oscar avec tant de sagesse…