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dire que, sursaturé d’émotion depuis deux jours, j’avais perdu tout empire sur moi-même ; mon trouble dût être très apparent, car elle ajouta :

« — Votre rougeur est éloquente… Mon pauvre ami, n’attendez pas de moi des reproches. Je vous en ferais si vous ne l’aimiez pas… Puis-je le voir ?

« Je la menai près d’Olivier. Bernard, en nous entendant venir, s’était retiré.

« — Comme il est beau ! murmura-t-elle en se penchant au-dessus du lit. Puis, se retournant vers moi : — Vous l’embrasserez de ma part. Je crains de l’éveiller.

« Pauline est décidément une femme extraordinaire. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le pense. Mais je ne pouvais espérer qu’elle pousserait si loin sa compréhension. Toutefois il me semblait, à travers la cordialité de ses paroles et cette sorte d’enjouement qu’elle mettait dans le ton de sa voix, distinguer un peu de contrainte (peut-être en raison de l’effort que je faisais pour cacher ma gêne) ; et je me souvenais d’une phrase de notre conversation précédente, phrase qui déjà m’avait paru des plus sages alors que je n’étais pas intéressé à la trouver telle : « Je préfère accorder de bonne grâce ce que je sais que je ne pourrais pas empêcher. » Évidemment, Pauline s’efforçait vers la bonne grâce ; et, comme en réponse à ma secrète pensée, elle reprit, lorsque nous fûmes de nouveau dans l’atelier :

« — En ne me scandalisant pas tout à l’heure, je crains de vous avoir scandalisé. Il est certaines libertés de pensée dont les hommes voudraient garder