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LES FAUX-MONNAYEURS

« Mon cher ami,

Je vous écris en grande hâte pour tâcher de prévenir un malheur absurde. Vous m’y aiderez, j’en suis sûre, si seulement cette lettre vous parvient assez tôt.

« Félix vient de partir pour Paris, dans l’intention d’aller vous voir. Il prétend obtenir de vous les éclaircissements que je me refuse à lui donner ; apprendre par vous le nom de celui qu’il voudrait provoquer en duel. J’ai fait ce que j’ai pu pour le retenir, mais sa décision reste inébranlable et tout ce que je lui en dis ne sert qu’à l’ancrer davantage. Vous seul parviendrez peut-être à le dissuader. Il a confiance en vous et vous écoutera, je l’espère. Songez qu’il n’a jamais tenu entre ses mains ni pistolet, ni fleuret. L’idée qu’il puisse risquer sa vie pour moi m’est intolérable ; mais je crains surtout, j’ose à peine l’avouer, qu’il ne se couvre de ridicule.

« Depuis mon retour, Félix est avec moi plein d’empressement, de tendresse, de gentillesse ; mais je ne puis feindre pour lui plus d’amour que je n’en ai. Il en souffre ; et je crois que c’est le désir de forcer mon estime, mon admiration, qui le pousse à cette démarche que vous jugerez inconsidérée, mais à laquelle il pense chaque jour et dont il a, depuis mon retour, l’idée fixe. Certainement il m’a pardonné ; mais il en veut mortellement à l’autre.

« Je vous supplie de l’accueillir aussi affectueusement que vous m’accueilleriez moi-même ; vous ne sauriez me donner une preuve d’amitié à laquelle je sois plus sensible. Pardonnez-moi de ne pas vous