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donner le change. Il se lave à grande eau. Mais la vue de Boris le ramène à Saas-Fée. Il se remémore ce que Laura lui disait alors : « Je ne puis accepter de vous que cette dévotion que vous m’offrez. Le reste aura ses exigences, qui devront bien se satisfaire ailleurs. » Cette phrase le révoltait. Il lui semble l’entendre encore. Il ne pensait plus à cela, mais, ce matin, sa mémoire est extraordinairement nette et active. Son cerveau fonctionne malgré lui avec une alacrité merveilleuse. Bernard repousse l’image de Laura, veut étouffer ces souvenirs ; et pour s’empêcher de penser, il se saisit d’un livre de classe, s’astreint à préparer son examen. Mais on étouffe dans cette chambre. Il descend travailler au jardin. Il voudrait sortir dans la rue, marcher, courir, gagner le large, s’aérer. Il surveille la porte cochère ; dès que le portier l’ouvre, il s’évade.

Il gagne le Luxembourg avec son livre, et s’assied sur un banc. Sa pensée soyeusement se dévide ; mais fragile ; s’il tire dessus, le fil rompt. Dès qu’il veut travailler, entre son livre et lui, d’indiscrets souvenirs se promènent ; et non les souvenirs des instants aigus de sa joie, mais de petits détails saugrenus, mesquins, où son amour-propre s’accroche, et s’écorche et se mortifie. Désormais il ne se montrera plus si novice.

Vers neuf heures, il se lève et va retrouver Lucien Bercail. Tous deux se rendent chez Édouard.

Édouard habitait à Passy, au dernier étage d’un immeuble. Sa chambre ouvrait sur un vaste atelier.