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Mais sur le pas de la porte il se retourne. Il voudrait éveiller Bernard. Celui-ci doit regagner sa chambre, avant que personne dans la pension ne soit levé. Au léger bruit que fait Armand, Bernard ouvre les yeux. Armand s’enfuit, laissant la porte ouverte. Il quitte la chambre, descend l’escalier ; il se cachera n’importe où ; sa présence gênerait Bernard ; il ne veut pas le rencontrer.

D’une fenêtre de la salle d’études, quelques instants plus tard, il le verra passer, rasant les murs comme un voleur…

Bernard n’a pas beaucoup dormi. Mais il a goûté, cette nuit, d’un oubli plus reposant que le sommeil ; exaltation et anéantissement à la fois, de son être. Il glisse dans une nouvelle journée, étrange à lui-même, épars, léger, nouveau, calme et frémissant comme un dieu. Il a laissé Sarah dormant encore ; s’est dégagé furtivement d’entre ses bras. Eh quoi ? sans un nouveau baiser, sans un dernier regard, sans une suprême étreinte amoureuse ? Est-ce par insensibilité qu’il la quitte ainsi ? Je ne sais. Il ne sait lui-même. Il s’efforce de ne point penser, gêné de devoir incorporer cette nuit sans précédents, aux précédents de son histoire. Non ; c’est un appendice, une annexe, qui ne peut trouver place, dans le corps du livre — livre où le récit de sa vie, comme si de rien n’était, va continuer, n’est-ce pas, va reprendre.

Il est remonté dans la chambre qu’il partage avec le petit Boris. Celui-ci dort profondément. Quel enfant ! Bernard défait son lit, froisse ses draps pour