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brisé. Il reste le front dans les mains, trop triste pour pleurer. Il n’entend pas frapper à la porte, mais, au bruit de la porte qui s’ouvre, lève la tête : c’est son fils Charles :

— Je venais te dire bonsoir.

Charles s’approche. Il a tout compris. Il veut le donner à entendre à son père. Il voudrait lui témoigner sa pitié, sa tendresse, sa dévotion, mais, qui le croirait d’un avocat : il est on ne peut plus maladroit à s’exprimer ; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque ses sentiments sont sincères. Il embrasse son père. La façon insistante qu’il a de poser, d’appuyer sa tête sur l’épaule de son père et de l’y laisser quelque temps, persuade celui-ci qu’il a compris. Il a si bien compris que le voici qui, relevant un peu la tête, demande, gauchement, comme tout ce qu’il fait — mais il a le cœur si tourmenté qu’il ne peut se retenir de demander :

— Et Caloub ?

La question est absurde, car, autant Bernard différait des autres enfants, autant chez Caloub l’air de famille est sensible. Profitendieu tape sur l’épaule de Charles :

— Non ; non ; rassure-toi. Bernard seul.

Alors Charles, sentencieusement :

— Dieu chasse l’intrus pour…

Mais Profitendieu l’arrête ; qu’a-t-il besoin qu’on lui parle ainsi ?

— Tais-toi.

Le père et le fils n’ont plus rien à se dire. Quittons-les. Il est bientôt onze heures. Laissons Madame Pro-