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revoir n’importe où ailleurs qu’ici… Cet après-midi, j’ai été sonner à votre porte. Vous l’a-t-on dit ? J’étais désolé de ne pas vous rencontrer, et si j’avais su où vous trouver…

Il était tout heureux de s’exprimer aussi facilement, se souvenant d’un temps où son trouble en présence d’Édouard le rendait muet. Il devait cette aisance, hélas ! à la banalité de ses propos, et aux libations. Édouard s’en rendait compte tristement.

— J’étais chez votre mère.

— C’est ce que j’ai appris en rentrant, dit Olivier, que le voussoiement d’Édouard consternait. Il hésita s’il n’allait pas le lui dire.

— Est-ce dans ce milieu que désormais vous allez vivre ? lui demanda Édouard en le regardant fixement.

— Oh ! je ne me laisse pas entamer.

— En êtes-vous bien sûr ?

Cela était dit sur un ton si grave, si tendre, si fraternel… Olivier sentit chanceler son assurance.

— Vous trouvez que j’ai tort de fréquenter ces gens-là ?

— Non pas tous, peut-être ; mais certains d’entre eux, assurément.

Olivier prit pour un singulier ce pluriel. Il crut qu’Édouard visait particulièrement Passavant et ce fut, dans son ciel intérieur, comme un éblouissant et douloureux éclair traversant la nuée qui depuis le matin s’épaississait affreusement dans son cœur. Il aimait Bernard, il aimait Édouard beaucoup trop pour supporter leur mésestime.