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— Le petit Bercail va s’empoisonner, parce que j’ai mis du poison dans sa tasse.

Jarry s’amusait de la timidité de Bercail et prenait plaisir à le décontenancer. Mais Bercail n’avait pas peur de Jarry. Il haussa les épaules et acheva tranquillement sa tasse.

— Qui donc est-ce ? demanda Bernard.

— Comment ! tu ne connais pas l’auteur d’Ubu Roi ?

— Pas possible ! c’est Jarry ? Je le prenais pour un domestique.

— Oh ! tout de même pas, dit Olivier un peu vexé, car il se faisait une fierté de ses grands hommes. Regarde-le mieux. Tu ne trouves pas qu’il est extraordinaire ?

— Il fait tout ce qu’il peut pour le paraître, dit Bernard, qui ne prisait que le naturel, mais pourtant était plein de considération pour Ubu.

Vêtu en traditionnel Gugusse d’hippodrome, tout, en Jarry, sentait l’apprêt ; sa façon de parler surtout, qu’imitaient à l’envi plusieurs Argonautes, martelant les syllabes, inventant de bizarres mots, en estropiant bizarrement certains autres ; mais il n’y avait vraiment que Jarry lui-même pour obtenir cette voix sans timbre, sans chaleur, sans intonation, sans relief.

— Quand on le connaît, je t’assure qu’il est charmant, reprit Olivier.

— Je préfère ne pas le connaître. Il a l’air féroce.

— C’est un genre qu’il se donne. Passavant le croit, au fond, très doux. Mais il a terriblement bu