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— Oui, je comprends, dit Olivier ; une heure plus tôt, on aurait pu le sauver.

— Une heure, comme tu y vas ! Je suppute l’instant extrême : On peut encore. On peut encore… On ne peut plus ! C’est une arête étroite, sur laquelle mon esprit se promène. Cette ligne de démarcation entre l’être et le non-être, je m’applique à la tracer partout. La limite de résistance… tiens, par exemple, à ce que mon père appellerait : la tentation. L’on tient encore ; la corde est tendue jusqu’à se rompre, sur laquelle le démon tire… Un tout petit peu plus, la corde claque ; on est damné. Comprends-tu maintenant ? Un tout petit peu moins : le non-être. Dieu n’aurait pas créé le monde. Rien n’eût été… « La face du monde eût changé », dit Pascal. Mais il ne me suffit pas de penser : « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court ». J’insiste. Je demande : plus court… de combien ? Car enfin, il aurait pu raccourcir un tout petit peu, n’est-ce pas ?… Gradation ; gradation ; puis, saut brusque… Natura non fecit saltus, la bonne blague ! Pour moi, je suis comme l’Arabe à travers le désert, qui va mourir de soif. J’atteins ce point précis, comprends-tu, où une goutte d’eau pourrait encore le sauver… ou une larme…

Sa voix s’étranglait, avait pris un accent pathétique qui surprenait et troublait Olivier. Il reprit plus doucement, tendrement presque :

— Tu te souviens : « J’ai versé telle larme pour toi… »

Certes Olivier se souvenait de la phrase de Pascal ; même il était gêné que son ami ne la citât pas