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Il s’approcha de la table de toilette, trempa une brosse à cheveux dans l’eau sale de la cuvette et plaqua hideusement ses cheveux sur son front.

— Je t’ai dit que je n’ai rien écrit ; pourtant ces derniers jours j’avais l’idée d’un traité, que j’aurais appelé : le traité de l’insuffisance. Mais naturellement, je suis insuffisant pour l’écrire. J’y aurais dit… Mais je t’embête.

— Va donc ; tu m’embêtes quand tu plaisantes ; à présent, tu m’intéresses beaucoup.

— J’y aurais cherché, à travers toute la nature, le point limite, en deçà duquel rien n’est. Un exemple va te faire comprendre. Les journaux ont rapporté l’histoire d’un ouvrier, qui vient de se faire électrocuter. Il maniait insoucieusement des fils de transmission ; le voltage n’était pas très fort ; mais son corps était, paraît-il, en sueur. On attribue sa mort à cette couche humide qui permit au courant d’envelopper son corps. Le corps eût-il été plus sec, l’accident n’aurait pas eu lieu. Mais ajoutons la sueur goutte après goutte… Une goutte encore : ça y est.

— Je ne vois pas, dit Olivier…

— C’est que l’exemple est mal choisi. Je choisis toujours mal mes exemples. Un autre : Six naufragés sont recueillis dans une barque. Depuis dix jours la tempête les égare. Trois sont morts ; on en a sauvé deux. Un sixième était défaillant. On espérait encore le ramener à la vie. Son organisme avait atteint le point limite.