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idées, tout comme les images, peuvent se présenter au cerveau plus ou moins nettes. Un esprit obtus ne reçoit que des aperceptions confuses ; mais, à cause de cela même, il ne se rend pas nettement compte qu’il est obtus. Il ne commencerait à souffrir de sa bêtise que s’il prenait conscience de cette bêtise ; et pour qu’il en prenne conscience, il faudrait qu’il devienne intelligent. Or, imagine un instant ce monstre : un imbécile assez intelligent pour comprendre nettement qu’il est bête.

— Parbleu ! ce ne serait plus un imbécile.

— Si, mon cher, crois-moi. Je le sais de reste, puisque cet imbécile, c’est moi.

Olivier haussa les épaules. Armand reprit :

— Un véritable imbécile n’a pas conscience d’une idée par delà la sienne. Moi, j’ai conscience du « par delà ». Mais je suis tout de même un imbécile, puisque, ce « par delà », je sais que je ne pourrai jamais y atteindre…

— Mais, mon pauvre vieux, dit Olivier dans un élan de sympathie, nous sommes tous ainsi faits que nous pourrions être meilleurs, et je crois que la plus grande intelligence est précisément celle qui souffre le plus de ses limites.

Armand repoussa la main qu’Olivier posait affectueusement sur son bras.

— D’autres ont le sentiment de ce qu’ils ont, dit-il ; je n’ai le sentiment que de mes manques. Manque d’argent, manque de forces, manque d’esprit, manque d’amour. Toujours du déficit ; je resterai toujours en-deçà.