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peux te brosser. Mais assez parlé de moi… Alors, en Corse, tout s’est bien passé ? Tu as bien joui de ton voyage ? bien profité ? Tu t’es bien reposé de tes labeurs ? Tu t’es bien…

Olivier n’y tint plus :

— Tais-toi donc, mon vieux ; cesse de blaguer. Si tu crois que je trouve ça drôle…

— Eh bien, et moi ! s’écria Armand. Ah ! non, mon cher ; tout de même pas ! Je ne suis tout de même pas si bête. J’ai encore assez d’intelligence pour comprendre que tout ce que je te dis est idiot.

— Tu ne peux donc pas parler sérieusement ?

— Nous allons parler sérieusement, puisque c’est le genre sérieux qui t’agrée. Rachel, ma sœur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps. Depuis deux ans elle ne peut plus lire sans lunettes. J’ai cru d’abord qu’elle n’avait qu’à changer de verres. Ça ne suffisait pas. Sur ma prière, elle a été consulter un spécialiste. Il paraît que c’est la sensibilité rétinienne qui faiblit. Tu comprends qu’il y a là deux choses très différentes : d’une part une défectueuse accommodation du cristallin, à quoi les verres remédient. Mais, même après qu’ils ont écarté ou rapproché l’image visuelle, celle-ci peut impressionner insuffisamment la rétine et cette image n’être plus transmise que confusément au cerveau. Suis-je clair ? Tu ne connais presque pas Rachel ; par conséquent, ne va pas croire que je cherche à t’apitoyer sur son sort. Alors, pourquoi est-ce que je te raconte tout cela ?… Parce que, réfléchissant à son cas, je me suis avisé que les