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« — Non, dit-elle enfin. Je préfère qu’il n’en sache rien.

« Sans doute crut-elle entendre du bruit dans la pièce voisine ; elle alla s’assurer qu’il n’y avait personne, puis, se rasseyant près de moi :

« — Oscar m’a dit que vous aviez déjeuné ensemble l’autre jour. Il m’a fait de vous un tel éloge, que j’ai pensé que vous aviez dû surtout l’écouter. (Elle souriait tristement en disant ces mots.) S’il vous a fait des confidences, je veux les respecter… encore que j’en sache sur sa vie privée bien plus long qu’il ne croit… Mais, depuis mon retour, je ne comprends pas ce qu’il a. Il se montre si doux, j’allais dire : si humble… J’en suis presque gênée. On dirait qu’il a peur de moi. Il a bien tort. Depuis longtemps je suis au courant des relations qu’il entretient… je sais même avec qui. Il croit que je les ignore et prend d’énormes précautions pour me les cacher ; mais ces précautions sont si apparentes que plus il se cache, plus il se livre. Chaque fois que, sur le point de sortir, il affecte un air affairé, contrarié, soucieux, je sais qu’il court à son plaisir. J’ai envie de lui dire : « Mais, mon ami, je ne te retiens pas ; as-tu peur que je sois jalouse ? » J’en rirais, si j’y avais le cœur. Ma seule crainte, c’est que les enfants ne s’aperçoivent de quelque chose ; il est si distrait, si maladroit ! Parfois, sans qu’il s’en doute, je me vois forcée de l’aider, comme si je me prêtais à son jeu. Je finis par m’en amuser presque, je vous assure ; j’invente pour lui des excuses ; je remets dans la poche de son pardessus des lettres qu’il laisse traîner.