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VI


Journal d’Édouard

« Les romanciers nous abusent lorsqu’ils développent l’individu sans tenir compte des compressions d’alentour. La forêt façonne l’arbre. À chacun, si peu de place est laissée ! Que de bourgeons atrophiés ! Chacun lance où il peut sa ramure. La branche mystique, le plus souvent, c’est à de l’étouffement, qu’on la doit. On ne peut échapper qu’en hauteur. Je ne comprends pas comment Pauline fait pour ne pas pousser de branche mystique, ni quelles compressions de plus elle attend. Elle m’a parlé plus intimement qu’elle n’avait fait jusqu’alors. Je ne soupçonnais pas, je l’avoue, tout ce que, sous les apparences du bonheur, elle cache de déboires et de résignation. Mais je reconnais qu’il lui faudrait une âme bien vulgaire pour n’avoir pas été déçue par Molinier. Dans ma conversation avec lui, avant-hier, j’avais pu mesurer ses limites. Comment Pauline a-t-elle bien pu l’épouser ?… Hélas ! la plus lamentable carence, celle du caractère, est cachée, et ne se révèle qu’à l’usage.

« Pauline apporte tous ses soins à pallier les