Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/353

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bulence intérieure m’oppresse et j’aspire à la discipliner. C’est comme de la vapeur en moi ; elle peut s’échapper en sifflant (ça, c’est la poésie), actionner des pistons, des roues ; ou même faire éclater la machine. Sais-tu l’acte par lequel il me semble parfois que je m’exprimerais le mieux ? C’est… Oh ! je sais bien que je ne me tuerai pas ; mais je comprends admirablement Dmitri Karamazof, lorsqu’il demande à son frère s’il comprend qu’on puisse se tuer par enthousiasme, par simple excès de vie… — par éclatement.

Un extraordinaire rayonnement émanait de tout son être. Comme il s’exprimait bien ! Olivier le contemplait dans une sorte d’extase.

— Moi aussi, murmura-t-il craintivement, je comprends qu’on se tue ; mais ce serait après avoir goûté une joie si forte que toute la vie qui la suive en pâlisse ; une joie telle qu’on puisse penser : Cela suffit, je suis content, jamais plus je ne…

Mais Bernard ne l’écoutait pas. Il se tut. À quoi bon parler dans le vide ? Tout son ciel de nouveau s’assombrit. Bernard tira sa montre :

— Il est temps que j’y aille. Alors, tu dis, ce soir… à quelle heure ?

— Oh ! je pense que dix heures c’est assez tôt. Tu viendras ?

— Oui ; je tâcherai d’entraîner Édouard. Mais, tu sais : il n’aime pas beaucoup Passavant ; et les réunions de littérateurs l’assomment. Ce serait seulement pour te revoir. Dis : je ne peux pas te retrouver, après mon latin ?