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— Je crois que l’amitié n’a pas de si grandes marges.

— Dis… tu ne vas pas te fâcher, si je te demande quelque chose ?

— Tu verras bien.

— C’est que je voudrais ne pas te fâcher.

— Si tu gardes tes questions par devers toi, je me fâcherai bien davantage.

— Je voudrais savoir si tu éprouves pour Laura… du désir ?

Bernard devint brusquement très grave.

— C’est bien parce que c’est toi… commença-t-il. Eh bien ! mon vieux, il se passe en moi ceci de bizarre, c’est que, depuis que je la connais, je n’ai plus de désirs du tout. Moi qui, dans le temps, tu t’en souviens, m’enflammais à la fois pour vingt femmes que je rencontrais dans la rue (et c’est même ce qui me retenait d’en choisir aucune), à présent je crois que je ne puis plus être sensible, jamais plus, à une autre forme de beauté que la sienne ; que je ne pourrai jamais aimer d’autre front que le sien, que ses lèvres, que son regard. Mais c’est de la vénération que j’ai pour elle, et, près d’elle, toute pensée charnelle me semble impie. Je crois que je me méprenais sur moi-même et que ma nature est très chaste. Grâce à Laura, mes instincts se sont sublimés. Je sens en moi de grandes forces inemployées. Je voudrais les mettre en service. J’envie le chartreux qui plie son orgueil sous la règle ; celui à qui l’on dit : « Je compte sur toi. » J’envie le soldat… Ou plutôt, non, je n’envie personne ; mais ma tur-