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encore bien ce que je ferai. Je ne sais même pas si j’écrirai.

Cette déclaration consterne Olivier. Mais Bernard reprend :

— Rien de ce que j’écrirais facilement ne me tente. C’est parce que je fais bien mes phrases que j’ai horreur des phrases bien faites. Ce n’est pas que j’aime la difficulté pour elle-même ; mais je trouve que, vraiment, les littérateurs d’aujourd’hui ne se foulent guère. Pour écrire un roman, je ne connais pas encore assez la vie des autres ; et moi-même je n’ai pas encore vécu. Les vers m’ennuient. L’alexandrin est usé jusqu’à la corde ; le vers libre est informe. Le seul poète qui me satisfasse aujourd’hui, c’est Rimbaud.

— C’est justement ce que je dis dans le manifeste.

— Alors, ce n’est pas la peine que je le répète. Non, mon vieux ; non ; je ne sais pas si j’écrirai. Il me semble parfois qu’écrire empêche de vivre, et qu’on peut s’exprimer mieux par des actes que par des mots.

— Les œuvres d’art sont des actes qui durent, hasarda craintivement Olivier ; mais Bernard ne l’écoutait pas.

— C’est là ce que j’admire le plus dans Rimbaud : c’est d’avoir préféré la vie.

— Il a gâché la sienne.

— Qu’en sais-tu ?

— Oh ! ça, mon vieux…

— On ne peut pas juger de la vie des autres par l’extérieur. Mais enfin, mettons qu’il ait raté ; il a