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cruellement souffrir (au surplus il a toujours été quelque peu timide avec elle) :

— Ma petite Cécile, voudrais-tu t’assurer qu’il y a de l’eau de Vichy à la maison ; et s’il n’y en a pas, en envoyer chercher. Et puis tu serais gentille d’arrêter un peu ton piano.

— Tu es souffrant ?

— Mais non, mais non. Simplement j’ai besoin de réfléchir un peu jusqu’au dîner et ta musique me dérange.

Et, par gentillesse, car la souffrance le rend doux, il ajoute :

— C’est bien joli ce que tu jouais là. Qu’est-ce que c’est ?

Mais il sort sans avoir entendu la réponse. Du reste sa fille qui sait qu’il n’entend rien à la musique et confond Viens Poupoule avec la marche de Tannhaüser (du moins c’est elle qui le dit), n’a pas l’intention de lui répondre. Mais voici qu’il rouvre la porte :

— Ta mère n’est pas rentrée ?

— Non, pas encore.

C’est absurde. Elle allait rentrer si tard qu’il n’aurait pas le temps de lui parler avant le dîner. Qu’est-ce qu’il pourrait inventer pour expliquer provisoirement l’absence de Bernard ? Il ne pouvait pourtant pas raconter la vérité, livrer aux enfants le secret de l’égarement passager de leur mère. Ah ! tout était si bien pardonné, oublié, réparé. La naissance d’un dernier fils avait scellé leur réconciliation. Et soudain ce spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène…