Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

feu mon frère. Elle a toujours été jalouse de mon frère ; surtout depuis qu’il est mort. Elle me faisait des scènes quand elle me surprenait, la nuit, en train de relire ses lettres. Elle s’écriait : « Ah ! vous attendiez que je sois couchée. Vous vous cachez de moi. » Et encore : « Vous feriez beaucoup mieux d’aller dormir. Vous vous fatiguez les yeux. » On l’aurait dite pleine d’attentions ; mais je la connais : c’était de la jalousie. Elle n’a pas voulu me laisser seul avec lui.

« — C’est qu’elle vous aimait. Il n’y a pas de jalousie sans amour.

« — Eh bien ! accordez-moi que c’est une triste chose, lorsque l’amour, au lieu de faire la félicité de la vie, en devient la calamité… C’est sans doute ainsi que Dieu nous aime.

« Il s’était beaucoup animé tout en parlant, et tout à coup :

« — J’ai faim, dit-il. Quand je veux manger, cette servante m’apporte toujours du chocolat. Madame de La Pérouse a dû lui dire que je ne prenais rien d’autre. Vous seriez bien aimable d’aller à la cuisine… la seconde porte à droite, dans le couloir… et de voir s’il n’y a pas des œufs. Je crois qu’elle m’a dit qu’il y en avait.

« — Vous voudriez qu’elle vous prépare un œuf sur le plat ?

« — Je crois que j’en mangerais bien deux. Seriez-vous assez bon ? Moi, je ne parviens pas à me faire entendre.

« — Cher ami, lui dis-je en revenant, vos œufs