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je le lève, (Effectivement il le leva.) Mais c’est que la ficelle était déjà tirée pour me faire penser et dire : « Je veux lever mon bras droit »… Et la preuve que je ne suis pas libre, c’est que, si j’avais dû lever l’autre bras, je vous aurais dit : « Je m’en vais lever mon bras gauche »… Non ; je vois que vous ne me comprenez pas. Vous n’êtes pas libre de me comprendre… Oh ! je me rends bien compte, à présent, que Dieu s’amuse. Ce qu’il nous fait faire, il s’amuse à nous laisser croire que nous voulions le faire. C’est là son vilain jeu… Vous croyez que je deviens fou ? À propos : figurez-vous que Madame de La Pérouse… Vous savez qu’elle est entrée dans une maison de retraite… Eh bien ! figurez-vous qu’elle se persuade que c’est un asile d’aliénés, et que je l’y ai fait interner pour me débarrasser d’elle, avec l’intention de la faire passer pour folle… Accordez-moi que c’est curieux : n’importe quel passant qu’on croise dans la rue, vous comprendrait mieux que celle à qui l’on a donné sa vie… Dans les premiers temps, j’allais la voir chaque jour. Mais, sitôt qu’elle m’apercevait : « Ah ! vous voilà. Vous venez encore m’espionner… » J’ai dû renoncer à ces visites qui ne faisaient que l’irriter. Comment voulez-vous qu’on s’attache encore à la vie, lorsqu’on ne peut plus faire de bien à personne ?

« Des sanglots étranglèrent sa voix. Il baissa la tête et je crus qu’il allait retomber dans son accablement. Mais, avec un brusque élan :

« — Savez-vous ce qu’elle a fait, avant de partir ? Elle a forcé mon tiroir et brûlé toutes les lettres de