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rouse, sans m’entendre, quand, le soir, je me suis retrouvé seul (car vous savez que Madame de La Pérouse n’est plus ici), je me suis dit : « Allons ! voici le moment ». Il faut que vous sachiez que mon frère, celui que j’ai perdu, m’a légué une paire de pistolets que je garde toujours près de moi, dans un étui, au chevet de mon lit. J’ai donc été chercher cet étui. Je me suis assis dans un fauteuil ; là, comme je suis en ce moment. J’ai chargé l’un des pistolets…

« Il se tourna vers moi et, brusquement, brutalement, répéta, comme si je doutais de sa parole : — Oui, je l’ai chargé. Vous pouvez voir : il l’est encore. Que s’est-il passé ? Je ne parviens pas à comprendre. J’ai porté le pistolet à mon front. Je l’ai gardé longtemps, contre ma tempe. Et je n’ai pas tiré. Je n’ai pas pu… Au dernier moment, c’est honteux à dire… Je n’ai pas eu le courage de tirer.

« Il s’était animé en parlant. Son regard était devenu plus vif et le sang colorait faiblement ses joues. Il me regardait en hochant la tête.

« — Comment expliquez-vous cela ? Une chose que j’avais résolue ; à laquelle, depuis des mois, je n’arrêtais pas de penser… Peut-être même est-ce pour cela. Peut-être que, par avance, j’avais épuisé en pensée tout mon courage…

« — Comme, avant le retour de Boris, vous aviez épuisé la joie du revoir, lui dis-je ; mais il continuait :

« — Je suis resté longtemps, avec le pistolet contre